La tronche en biais
Ce tableau représente l’adieu de Socrate à ses disciples, condamné à mort injustement (il doit boire la cigüe) et sans se soustraire à sa sentence (ses chaines sont à ses pieds), rassure ses amis croyant son âme immortelle. Socrate, stoïque, représentant la grandeur d’âme et la dignité face à la mort, instant solennel de la disparition d’un professeur et d’un ami, signe la fin du « monde des idées ». Ses successeurs : « Platon et Aristote, philosophes et déjà psychologues, amis de la sagesse, et dont l’ambition toute nouvelle est de chercher à construire une vision plus rationnelle et scientifique du monde. » (Houdé 2016).
L’art humain du soin.
Soigner l’humain n’est pas chose facile. Le guérir encore pire, car nous n’avons pas toutes les données, même avec la meilleure volonté du monde, que l’on soit grand chirurgien, médecin à la compétence hors pair ou simple ostéopathe débutant.
Penser le soin c’est résister à la catégorisation, à la rationalité parfaite, aux preuves implacables. Certes, des directives claires et sans nuances existent, mais en médecine, il y a autant d’avis que de médecins et faire rentrer le malade (ou le médecin) dans des cases est illusoire et ne convient pas à toutes les situations rencontrées dans la maladie. Développer les hautes technologies en matière de santé, prôner un avenir radieux grâce à l’intelligence artificielle donne l’illusion de tout contrôler. En matière de santé publique, les raisonnements peuvent relever plus de l’intuition que de la systématisation, le relationnel de proximité, les connaissances théoriques accumulées combinées à une solide expérience clinique. Le « pif » fonctionne encore en matière de soins, les anglo-saxons appellent cela l’educated guess.
Soigner c'est fournir une réponse fiable malgré la manque de données dans l'énoncé du problème. c'est le défi de l'humain et ce sera le défi de l'intelligence artificielle. La différence se fera sur la quantité de données disponibles. le Dr Alexandre prévoit que dans quelques années, une intelligence artificielle pourra établir un diagnostic précis et remplacer les radiologues, mais que le robot faisant le plâtre n’est pas encore né. Lequel des deux joue son avenir ?
La médecine n’est pas une science exacte contrairement aux sciences dures (physique, chimie, mathématique), plutôt une science « humaine » dont on n’a pas toutes les données, sur le corps humain, la maladie, les interactions entre eux et leurs traitements. Le fait de recevoir l’annonce d’un cancer ne dit rien sur les résultats du traitement et les chances de s’en sortir, ça n’est pas écrit dans les livres. Ce qui est écrit dans les livres, ce sont les statistiques chez l’humain et les résultats de labos chez le rat.
Certains critiques de l’ostéopathie ont une vision assez réductrice, quasi stéréotypée du soin. Pour eux, la tradition dit : « Va te oindre de cet onguent onctueux après la saignée et répète des psaumes le soir au clair de la lune rousse » ; la science expérimentale questionne : « Je soupçonne une tuberculose ou un cancer pulmonaire, que faire ? » ; les sciences modernes problématisent : « Quels traitements proposer dans la cadre d’un cancer avéré génétiquement identifié chez ce patient donné ? Immunothérapie, chimiothérapie, radiothérapie ou une combinaison ? ». Peut-on, scientifiquement parlant, être aussi catégorique et ranger toutes formes de soins traditionnels dans la lignée des pseudosciences ?
« Une révolution scientifique n’est pas due à des cerveaux meilleurs que ceux qui ont bâti la synthèse précédente, mais à un ensemble de conditions sociales, techniques et culturelles, qui orientent l’attention d’une façon différente. » (Barreau 2013).
Argumentum
Lorsque l’on cherche à convaincre, on utilise des arguments ; mais ceux-ci peuvent desservir celui qui argumente dans le sens où ces mêmes arguments ne confèrent pas une vérité brute au discours énoncé. Des biais peuvent s’immiscer dans l’argumentation, ou pire, l’argumentation est un biais. Dans le discours ostéopathique, j’ai pu remarquer que l’on peut, sans généraliser, distinguer quatre types d’argument. L’argument d’autorité, d’ancienneté, de comptabilité et de collectivité sont les principaux arguments que l’on retrouve sous des formes différentes dans les cours de zététique chers au CORTECS.
Il me semble important, lorsque l’on est critiqué, de prendre le temps d’écouter les arguments adverses pour pouvoir y répondre sans affect et passion mais de manière raisonnée.
Argument d’autorité
L’argument d’autorité (argumentum ad auctoritatem) est le fait de remplacer le raisonnement (qu’il soit déductif, inductif en tout cas instructif) par la référence aux simples propos d’une personne perçue comme une autorité dans un domaine. Ce mode rhétorique ne fait aucunement appel à la raison.
Le fait de paraphraser, citer, ou plus simplement nommer une autorité ne peut constituer une trame argumentaire ni étayer une discussion afin d’éviter d’expliquer, argumenter ou objecter. L’argument d’autorité est en fait révélateur d’un manque d’arguments. La simplicité de l’argument d’autorité ne lui confère pas vérité.
Plusieurs raisons peuvent contrecarrer cet argument : (Monvoisin. 2007)
- L’autorité n’en est pas une dans le domaine considéré
- Elle l’est, mais pas dans le domaine considéré
- Cette autorité est-elle reconnue comme telle par ses pairs et/ou est le fruit de travaux éminents.
- Les propos de celle-ci sont-ils restitués de manière correcte ?
De nos jours, « l’avis d’expert » médiatique ne lui confère qu’une valeur médiatique.
Ce pseudo-argumentaire, s’apparentant à un sophisme, met fin au débat car il est sensé faire appel à la fibre empathique de celui qui écoute, au respect forcé et non forcer le respect (argumentum ad verecundiam) de cette autorité. On peut subodorer dans cette forme d’argument d’autorité une rhétorique autoritaire voire parfois violente et empreinte de pouvoir (argumentum ad potentiam). (voir article)
Au 21e siècle, dans toute démarche scientifique, l’appel à une autorité reconnue n’est plus la seule référence. Le règne des mandarins de la médecine (ou de l’ostéopathie) se transfère au profit d’un modèle d’intelligence collective et collaborative s’inspirant d’un questionnement socratique, reposant sur une remise en cause de ce qui est considéré comme connu, d’élaboration d’hypothèses servant de base à un raisonnement logique et la création de modèles théoriques réfutables (selon Karl Popper) par l’expérimentation, de co-construction de ces nouveaux modèles consensuels au sein d’une communauté scientifique. Cette démarche fait appel à l’interdisciplinarité, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a plus « d’autorité » (le directeur de recherche par exemple) mais que celle-ci est partagée, qu’elle est le fruit d’une collectivité, d’une démarche collaborative.
Sans vouloir déglinguer des idoles, beaucoup d’ostéopathes ne jurent que par son fondateur, ses disciples et ses suiveurs un peu comme un poulpe ou une moule à son rocher. D’autres ne jurent que par leur expérience et tentent de persuader leur auditeurs ou lecteurs avec des éléments de référence que personne ne peut connaître et confirmer. Certains « pontes » publient des ouvrages ou forment de jeunes ostéopathes sur des fondements pratiques ou théoriques qu’ils se sont appropriés soit en citant le fondateur (comme argument d’autorité), soit en s’en s’attribuant la paternité (effet Matthieu). Le fait d’être cité comme citant le fondateur provoque un « effet de Halo », cela permet de mettre plus en avant son travail car ainsi bien « référencé » par ses pairs. Ainsi, rien de nouveau sous le soleil, un peu comme dans certaines émissions télévisuelles sur la « télé » et la vie de ses chroniqueurs qui s’autoflagornent ou s’autodéglingent en boucle selon l’humeur créant le buzz du moment garant du très lucratif audimat.
Lorsque l’on parle de fondateur, le deuxième argument qui surgit à l’esprit est celui d’ancienneté.
Argument d’ancienneté
Autrement appelé argument d’historicité (argumentum ad antiquitatem), cet argument peut se distinguer en deux types : le premier fait la part belle à l’ancienneté, la sagesse ancestrale et la tradition séculaire. Le second plus porté sur l’attrait de la nouveauté, progressiste, orienté vers l’évolution de sa spécialité.
Le premier point peut évoquer un argumentaire de sagesse antique (argumentum ad veterum), les anciens ayant forcement raison et la tradition étant intemporelle. Le deuxième point peut être en lui-même un biais comme étant un appel toujours récurent à la nouveauté (argumentum ad novitatem) comme si, de façon systématique, ce qui est nouveau est toujours meilleur.
Les publicitaires l’ont bien compris en créant des logos du type : « maison fondée en… », en général du siècle dernier, sans compter les ventes mirobolantes des « produits de l’année ».
Cependant la science évolue et le champs social et culturel dans lequel elle est baignée évolue aussi suggérant critiques, reformulations, réfutations, réorientant en infirmant ou confirmant le discours traditionnel.
Argument de comptabilité
Cet argument évoque la notion du nombre comme étant le garant de la qualité ou de la vérité. Or, la quantité n’est pas synonyme de qualité. Invoquer les ventes nombreuses ou un nombre de patients ou de clients satisfaits ne satisfait personne en fait.
La preuve sociale liée au nombre (argumentum ad numerum), comme un effet panurge (argumentum ad populum) voudrait que : « Si la plupart des gens croient en quelque chose ou agissent d’une certaine manière, mieux vaut se conformer à cela en vertu de l’idée qu’autant de gens ne peuvent tous se tromper. » (Lee-Haley 1997).
Bien évidemment, nos sens peuvent nous tromper (voir articles), notre culture aussi, des centaines de gens peuvent se tromper ou être trompés plus ou moins longtemps.
« Nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu » - Rien n’est dans l’intellect qui n’ait été d’abord dans les sens. Aristote
L’argumentaire de comptabilité n’est pas uniquement lié à une quantité importante ou une durée longue, le sophisme post hoc ergo propter hoc (après cela, donc à cause de cela) se fonde sur la notion erronée de la relation de cause à effet entre deux évènements proches. Combien de nos patients vont mieux après avoir pris rendez-vous ?
Le corollaire de cet argumentaire peut être l’argument de collectivité.
Argument de collectivité
Cet argument évoque la notion du collectif validant. Ce collectif peut être de plusieurs types, collectif patients, ostéopathes, catégorie socio-professionnelle se voulant preuve sociale (argumentum ad populum) évoquant le bon sens du peuple ou d’une catégorie scientifique irréprochable. Le témoignage de quelques-uns ou même du collectif, argumentant de bonne foi, ne fait pas office de preuve, ni même d’argument convainquant.
La véracité d’une proposition ne dépend pas du nombre de gens qui la soutient
Ce sophisme, bien utilisé par les publicitaires et les politiques (et surtout leurs conseillers issus de la première catégorie), veut que la majorité des gens se conforment au plus grand nombre, soit par conformisme, effet de mode, soit par peur d’ostracisme.
En ces temps pré-électoraux, l’argument de collectivité se retrouve au cœur des intentions de vote qui poussent les électeurs à respecter un vote « familial » qu’il soit de sa famille personnelle ou politique. Qui n’a jamais entendu des discours du type : « Dans la famille, on vote à droite ! » (Ou à gauche, selon les intérêts fiscaux de la dite famille).
Les pulsions sociales comme le désir de faire partie intégrante d’un groupe, de s’identifier à celui-ci fait partie de nos motivations sociales (Brewer 1999). Le cerveau évalue de façon instinctive, en quelques secondes, des visages faisant partie de notre groupe (endogroupe) ou d’autres groupes (exogroupes). (Kyle 2013).
Encore trop souvent l’appartenance à un groupe peut provoquer une attitude de type préjugé envers d’autres individus n’appartenant pas au même groupe. Ce type de préjugé est sous-tendu par l’action de l’amygdale (crainte et émotions), et contre intuitivement sa réponse ne dépend pas que de caractères raciaux mais dépend aussi de la signification d’un information ; l’adhésion à une équipe sportive, l’orientation sexuelle, les choix sociaux ou religieux. (Van Bavel 2008). L’activité de l’amygdale en réaction à des « exogroupes » n’a rien d’innée, elle est acquise et l’exposition à la diversité peut réduire les préjugés « endogroupes » acquis.
Ces deux petits titis, en maternelle, ont décidé de se faire la même coupe de cheveux pensant que leur institutrice aurait ainsi du mal à les différentier.
Heuristiques
La plupart des comportements et des biais qui leur sont liés correspondent à des heuristiques de perception intuitives et automatiques. Comme a pu le montrer Piaget chez les enfants : « longueur égale nombre », en ostéopathie : « quantité de patient égale thérapeute compétent », ou « délai d’obtention d’un rendez-vous égal compétence », ou « âge du thérapeute égal excellence », de même « discours du thérapeute égal vérité », ou « Patient content égal thérapeute compétent » ne sont que des automatismes qu’il convient de contrer.
Interstices de pseudoscientificité et îlots de rationalité
Le CORTECS a élaboré une terminologie afin de servir de rempart aux remports d’adhésion et autres croyances s’inscrivant dans la démarche de vulgarisation scientifique des productions des médiateurs de la science et autres soigneurs, bonimenteurs et falsificateurs de tous bords. Ces productions font parfois, plus appel à des contenus émotionnels que scientifiques et c’est la raison pour laquelle, Ils parlent « d’interstices pseudoscientifiques » dans lesquels vient s’engouffrer le quidam moyen, peu scientifisé, peu enclin ou formé à la pensée critique.
L’idée est que la science forme un socle solide sur lequel peut se créer des zones de porosité formant des interstices dans lesquels ce même quidam aura tendance à combler avec des contenus pseudoscientifiques, ésotériques voire divins.
Ils reprennent la métaphore de Drummond, « du dieu des trous » ; les trous que nos connaissances scientifiques ne remplissent pas ne peuvent être comblés que par du divin. (Drummond 1904). Chose amusante de penser que toute ignorance se doit d’être systématiquement comblée par du divin, ou au pire des croyances païennes de cartomancienne. Que dire alors des agnostiques et des athées cérébrés ? Restent-ils dans le vide sidéral faute de comblement nuisant et aliénant ?
Que sont ces interstices exactement ? ce sont, selon Monvoisin : « les biais potentiels ou avérés dans la transposition médiatique des hypothèses ou des résultats scientifique, biais pouvant amener le récipiendaire à adhérer, par des procédés autres que logico-déductifs, à une thèse insuffisamment étayée ou à croire accréditée une hypothèse non prouvée. »
La notion d’interstices (ici de pseudoscientificité) est une métaphore indiquant qu’entre ces interstices, il existe un socle solide (ici scientifique) que l’on peut métaphoriquement associer à une notion plus large que sont les îlots de rationalité et encore plus généralement d’îlots transdisciplinaires de rationalité. (Fourez G. 1997).
« Cette notion vise les savoirs construits par les gens ou par les scientifiques de terrain (les médecins, les ingénieurs, mais aussi chacun d'entre nous) lorsqu'ils sont confrontés à des situations précises dont la particularité est importante et pour lesquelles les savoirs disciplinaires standardisés conviennent mal. » (Fourez G. 1997)
Les îlots de rationalité répondent à la question : « De quoi s’agit-il ? » question éminemment importante du béotien face au scientifique.
Un îlot de rationalité est une construction théorique issue du terrain, un peu comme si un ostéopathe se représentait la situation de son patient dans toutes les sphères de sa vie ; sa vie familiale, professionnelle, sociale, économique et culturelle donc bien au delà des considérations purement ostéopathiques ou médicales. Il contextualise son patient, il fait une recherche de représentation adéquate et pas forcement exhaustive et totale.
« Vouloir tout connaître, c'est toujours se mettre dans une situation impossible, ne fût-ce parce que notre temps est toujours limité. Cette sélectivité des informations, ainsi que l'acceptation de certaines questions non résolues. » (Fourez. 1997)
Un îlot de rationalité, c’est avant tout se représenter une situation précise (un savoir relatif à cette situation) dans un contexte donné (lui aussi précis) et un projet qui lui donne sens.
Selon Fourez, les savoirs disciplinaires peuvent parfois perdre la notion de projet et agir trop souvent dans un contexte particulier. On se laisse imaginer des savoirs théoriques dans les premiers temps de leur découverte qui n’ont aucun projet technologique particulier. Einstein n’avait aucune idée et projet sur le futur GPS, et pourtant, rien n’aurait pu avoir lieu sans ses travaux sur la relativité.
Fourez introduit aussi la notion d’îlots transdisciplinaire de rationalité, en ce sens ou dans un travail disciplinaire, les normes sont issues des traditions disciplinaires (l’approche analytique en biologie par exemple) à l’aide d’approches standardisées (les approches EBM en médecine) contrairement au travail interdisciplinaire qui favorise le projet et le contexte (approche systémique, systèmes complexes) (voir articles ici et là) afin de se représenter la situation précise. Dans les deux approches, l’une part du modèle et crée l’objet d’étude, l’autre part de l’objet d’étude pour créer le modèle.
L’îlot interdisciplinaire ainsi construit (la théorie) correspond au contexte, au projet et à l’objet d’étude.
Le travail interdisciplinaire permet en outre de modifier nos représentations plus aisément, de dépasser les disciplines, car plus souple, moins codifié car collaboratif.
« Une réponse pertinente à la question "De quoi s'agit-il ?" implique le dépassement d'une approche disciplinaire et la construction d'un îlot interdisciplinaire de rationalité. » (Fourez. 1997)
Une formation scientifique est-elle plus utile si on met les élèves dans un moule (scientifique) ou si on leur donne des outils pour décoder le monde qui les entourent ?
Neutralité des concepts ?
« un îlot de rationalité contient bien une charge affective - comme tout concept scientifique qui n'est jamais aussi neutre qu'on veut parfois le faire croire - il reste qu'il participe à l'idéal scientifique, déjà bien exprimé par Descartes, de garder une distance critique par rapport aux passions et à l'affectivité. »
Garder ses distances par rapport aux passions et aux affects ne veut pas dire qu’ils n’existent plus. Selon Bachelard (La formation de l’esprit scientifique), l’évolution de la science n’a rien de linéaire, elle progresse par à-coups, au cours de perpétuelles ruptures (les ruptures épistémologiques) et non une simple accumulation progressive et régulière. Mais la science ne part pas de rien – de l’observation béate de la nature – mais d’une destruction d’une connaissance antérieure, en rupture avec l’expérience commune ou le dogme établi. Rompre, c’est s’opposer à des obstacles épistémologiques, pas seulement d’ordre conflictuels avec une institution scientifique ou d’ordre technologique, mais plutôt d’ordre conceptuel lié à la démarche intellectuelle du chercheur lui-même causant des inerties (syndrome du poulpe) voire des régressions.
« La science va sans cesse se raturant elle-même. Ratures fécondes. » Victor Hugo.
Il ne faut pas oublier les effets contextuels d’une telle approche, à l’époque de Bachelard, les chercheurs étaient indépendants, et les labos fonctionnaient en terme de subventions privées (voire liées à une fortune personnelle) et le mandarinat était de mise. Aujourd’hui, la recherche est du domaine public (principalement) ou privé et lié à des financements publics nationaux ou européens.
Les obstacles épistémologiques sont de plusieurs ordres :
Obstacles verbaux
Les métaphores, métonymies et autres fausses clartés verbales peuvent être dangereuses mais néanmoins nécessaires.
« Il existe une tendance à oublier que l’ensemble de la science est lié à la culture humaine en général, et que les découvertes scientifiques, même celles qui à un moment donné apparaissent les plus avancées, ésotériques et difficiles à comprendre, sont dénuées de signification en dehors de leur contexte culturel. » (Prigogine 1986)
Comme dans tous les métiers, les ostéopathes empruntent un jargon, sorte de code linguistique particulier ou vocabulaire propre à la profession, à la discipline ou à certaines activités qui se caractérisent par un lexique spécialisé inconnu, difficilement compréhensible pour les non initiés.
Ce langage, comme tout langage, est équivoque (un mot a plusieurs sens) et non univoque (un mot pour un seul sens). Il a une fonction de symbolisation. Le mot est un signe linguistique, il est graphique et phonique, le signe est institué, il n’est pas naturel mais issu d’une culture, et arbitraire ; c’est à dire qu’il n’y a pas de rapport entre le signifiant (le mot) et le signifié (l’objet).
L’usage métaphorique doit être inclus dans un contexte, déréalisé, et déconcrétisé, et raisonné.
« On ne peut confiner aussi facilement qu’on le prétend les métaphores dans le seul règne de l’expression. Qu’on le veuille ou non, les métaphores séduisent la raison» (Bachelard 1934).
Les mots peuvent séduire la raison mais aussi les émotions et comporter une charge affective.
«Le mot vie est un mot magique. C’est un mot valorisé. Tout autre principe pâlit quand on peut invoquer un principe vital» (Bachelard 1934)
Obstacles de la libido
La libido influence-t-elle la science ? Tel est l’obstacle épistémologique présenté par Bachelard, la science est masculinisée, certaines notions sont féminisées comme la « terre-mère », pour lui : « L’acte générateur est une idée aussi explicative qu’obsédante. », ou la mer génératrice et matrice universelle.
Plus récemment Damasio, évoque le rôle des émotions dans la prise de décision (l’erreur de Descartes) et dans la construction de soi (le sentiment même de soi), celles-ci n’étant en rien des obstacles mais des éléments nécessaire à la construction de la pensée rationnelle.
Raison des émotions
Doit-on donc dans la construction pédagogique se contenter « d’un monisme méthodologique, d’un scepticisme et d’un matérialisme scientifique » ? (Monvoisin 2007)
« Mais ce qui est un atout dans la communication courante deviennent un obstacle lorsqu’on cherche à définir un objet ou un concept de manière précise et sans équivoque, ce qui est le cas en mathématiques, en physique, ou en philosophie ». (De Pracontal 2005).
Peut-on être aussi radical sur le caractère « sans équivoque » des modèles dans les sciences dites « dures ». Quid de la « théorie des cordes » en physique, du « gluon » (qui vient de glue = colle) intervenant dans les interactions fortes entre les quarks au sein des atomes ? Y a t-il aucune équivoque dans ces termes ou sont-ils empruntés au langage commun pour tenter de décrire des phénomènes dont la science est encore loin d’avoir résolu les énigmes ?
Peut-il y avoir en science des glissements sémantiques sans pour autant parler d’escroquerie, de pseudoscience, ou pire de volonté manifeste de séduction intellectuelle ou de manipulation de l’information ?
Effets d’impact, accentuations imaginaires, lapidaires, imagées ou linguistiques, les exemples abondent dans ce sens pour démontrer, avec force, que ces outils sont couramment utilisés dans la presse afin de capter l’adhésion, de vendre ou d’arnaquer le quidam moyen.
Le problème non résolu est de savoir comment diffuser de l’information scientifique, même peu vulgarisée, toujours pour notre quidam moyen, sans sortir du jargonisme scientifique ou pire des modèles mathématiques élaborés ? Comment un médaillé Fields peut-il d’expliquer les enjeux de ses recherches, et obtenir des crédits, à un gouvernement et ses membres sans sortir de son modèle mathématique ?
D’après Douglas Hofstadter (Hofstadter, Sanders 2013), Toute pensée est analogie (voir article). Elle est le moteur et l'essence de la cognition. Chaque perception repose sur une analogie. Ce mécanisme inconscient, dicte nos choix sémantiques afin de comprendre notre environnement.
L’effort pédagogique est plus à enseigner les bases et éveiller la curiosité scientifique qu’à critiquer les pseudosciences et développer un obscurantisme nauséabond.
A l’aide de bonnes bases scientifiques, ne pourrait-on pas être à même d’avoir un certain esprit critique ?
La tendance naturelle et spontanée est de penser qu’il existe une forme de vérité ou de réalité du monde tel qu’il est, qu’il existe une réponse exacte, donnée par une autorité, autrefois individuelle (le savant), aujourd’hui institutionnelle. A chaque question, il existerait des experts capables de donner des affirmations définitives.
L’avenir pédagogique n’est-il pas de développer l’esprit d’analyse, la curiosité, la recherche d’information de chacun plutôt que de créer des instances garantes du « prêt à penser » ?
Apprendre à résister
d’après Daniel Kahneman , il existe deux systèmes cognitifs dans le cerveau. L’un est rapide, automatique et intuitif (le système 1). L’autre est plus lent, logique et réfléchi (le système 2).
Dans une même tâche cognitive, on passe d’un mode perceptif simple, automatique et intuitif (le système 1) mais souvent truffé d’erreurs (erreurs cognitives et perceptives, voir article). Ne pensez pas à un éléphant ! L’image vient à vous de façon automatique…
De ce mode simple, on passe à un mode plus lent et plus logique (le système 2).
D’après Houdé (Houdé 2000), il existe une « présomption de rationalité » lorsque nous nous trompons dans une tâche logique tout en étant potentiellement logique. Ainsi l’existence de biais de raisonnement n’est pas forcement un biais de rationalité, en ce sens, les gens faisant des erreurs cognitives ne sont pas des imbéciles heureux ! (De Neys 2013).
Lutter conte les biais c’est faire appel à des circuits alternatifs, à lutter contre des automatismes (les heuristiques du système 1), à résister de façon active, faire de la vicariance cognitive. Cette notion de vicariance, c’est se forcer à inhiber le système 1 sans forcément activer la seule logique du système 2, c’est à dire appliquer bêtement des règles de logique.
Il existe selon O. Houdé un système 3 qui inhibe, résiste aux occurrences perceptives du système 1. Lors d’un apprentissage, le système 3 active la région du cortex préfrontal ventro médian, qui est fortement associée à d’autres régions cérébrales liées aux émotions selon Damasio.
« L’émotion peut aider le raisonnement, contrairement à l’idée introduite par Descartes (et encore implicite chez Piaget, même chez Kahneman) d’une nécessaire opposition de la raison et de l’émotion. » (Houdé 2014)
« Le cerveau humain n’est pas, à l’image d’un ordinateur classique, un calculateur froid et logique, l’apprentissage à inhiber un biais est « chaud », émotionnel. » (Houdé 2014).
La science ou la pseudoscience restent proches, tout est une question de lieu, de temps, de mœurs, de technologie adéquate, un mélange parfois d’arrogance d’un coté et d’ignorance de l’autre, ou l’inverse....
Références
Houdé Olivier. Histoire de la psychologie. Que sais-je ? PUF. 2016
Barreau Hervé. L’épistémologie. Que sais-je ? PUF. 2013.
Monvoisin Richard. Pour une didactique de l’esprit critique. Zététique & utilisation des interstices pseudoscientifiques dans les médias. Thèse octobre 2007. Doctorat Didactique des disciplines scientifiques. Université Grenoble 1.
Lee-Haley P.R., (1997) Manipulation of perception in mass tort litigation, Natural Resources & Environment, 12, pp. 64-68.
Brewer, M. B. (1999), The Psychology of Prejudice: Ingroup Love and Outgroup Hate?. Journal of Social Issues, 55: 429–444. doi:10.1111/0022-4537.00126
Kyle G. Ratner. Seeing “us vs. them”: Minimal group effects on the neural encoding of faces. Journal of Experimental Social Psychology. Volume 49, Issue 2, March 2013, Pages 298–301. http://dx.doi.org/10.1016/j.jesp.2012.10.017
Van Bavel Jay J. The Neural Substrates of In-Group Bias. A Functional Magnetic Resonance Imaging Investigation. Psychological science. November 1, 2008
Drummond H., (1904) The Lowell Lectures on the Ascent of Man, Glasgow, Hodder and Stoughton.
Fourez Gérard. 1997. Enseignants et élèves face aux obstacles. ASTER N° 25. INRP. 29. rue d'Ulm, 75230 Paris Cedex 05
Prigogine I. Stengers I. (1986) La nouvelle alliance. Ed : Points Seuil.
Bachelard. G. La formation de l’esprit scientifique. 1934
De Pracontal Michel. L’imposture scientifique en 10 leçons, p. 279. 2005.
Kahneman. D. (2012). Système 1 système 2 : les deux vitesses de la pensée. Flammarion.
Houdé O. 2000. Le raisonnement. Que sais-je ? PUF.
De Neys. W. Rossi S. Houdé O. 2013. « Bats, Balls, and Substitution Sensitivity : Cognitive Misers Are No Happy Fools », Psychonomic Bulletin and review. 20. 269-273.
Damasio. A. L’autre moi-même. Odile Jacob. 2010.
Damasio A. 1995. l’erreur de Descartes. Odile Jacob.