La systémique : le paradigme de l'ostéopathie
L’utilité d’un paradigme
Les sciences évoluent de façon non-linéaire, par bonds successifs avec parfois des conceptions diamétralements opposées. Au cours du temps, une vision partagée de la réalité se fait jour selon une methode à suivre au sein d’une communauté scientifique. C’est la notion de paradigme qui fait autorité jusqu’à ce que celui-ci soit remplacé par un autre. Le paradigme nait « d’une découverte scientifique universellement reconnue qui, pour un temps, fournit à la communauté de chercheurs des problèmes type et des solutions » (Kuhn T. 1970).
"L'utilité d'un paradigme est de renseigner les scientifiques sur les entités que la nature contient ou ne contient pas et sur la façon dont elles se comportent. Ces renseignements fournissent une carte dont les détails seront élucidés par les travaux scientifiques plus avancés. En apprenant un paradigme, l'homme de science acquiert à la fois une théorie, des méthodes et des critères de jugement, généralement en un mélange inextricable". Un paradigme "détermine la légitimité des problèmes et aussi des solutions proposées" (Kuhn T. 1970).
En apprenant un paradigme, parfois il devient par simplication, par manque d’efforts cognitifs un dogme et une tradition, il peut devenir figé : "La recherche de la science normale est dirigée vers l'articulation des phénomènes et théories que le paradigme fournit déjà" (Kuhn T. 1970). Il est parfois nécessaire de lutter contre les automatismes traditionnels, de faire acte disruptif envers ses pairs sans pour autant être qualifié d’irrespectueux ou d’être responsable d’un « crime de lèse majesté » envers le fondateur ou le créateur d’un courant thérapeutique ou philosophique. Il est plus utile de lutter contre l’établissement et la progression d’un savoir admis en une « science » et d’arguer sous prétexte d’érudition et d’orgueil la mise de coté de l’exigence démonstrative.
L’évolution des sciences passe par des changements de paradigmes, des « révolutions dans la vision du monde » selon T Kuhn. Le paradigme établi, à l’épreuve du monde et des scientifiques rencontre des difficultés, des dissensions au sein de la communauté de ses pairs ou dans un sens plus large dans une vision économico-sociale de santé publique. Au sein de la recherche des énigmes et des questions persistent, des hypothèses apparaissent faisant émerger de nouveaux paradigmes. Ces nouveaux paradigmes sont « incommensurablement » éloignés et incompatibles avec les anciens, ils s’opposent radicalement sans necessairement se compléter, la confrontation et la comparaison argumentées de ceux-ci s’imposent et fait ainsi évoluer nos conceptions du monde. Je vous laisse regarder, à titre d’exemple édifiant, cette lettre de refus d’un universitaire à propos d’une demande de poste de professeur de la part d’un jeune physicien - auteur d’un « petit article » certes intéressant et plutôt « artistique » mais incompatible avec les théories existantes - nommé Albert Einstein. On a mis encore un siècle à démontrer certaines de ces théories (cf article).
Bien que le monde ne change pas après un changement de paradigme, l'homme de science travaille désormais dans un monde différent.
C’est l’opposition radicale entre le paradigme de l’analytique et de la systémique, du compliqué et du complexe.
La démarche analytique, le paradigme du compliqué
La démarche analytique a été instituée dès le 17e Siècle selon les quatre préceptes du discours de la méthode de Descartes.
Le premier : « Ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, que je ne la connusse évidemment être telle.» une idée est claire quand elle est présente et manifeste à un esprit attentif. Ce qui est clair et net dans ton esprit est surement vrai.
Le deuxième : « Diviser chacune des difficultés que j'examinerais, en autant de parcelles qu'il se pourrait, et qu'il serait requis pour les mieux résoudre» Les notions complexes deviennent claires et distinctes lorsqu'on les réduit à leurs éléments. Pour que cela soit vraiment clair dans ton esprit, il faut et il suffit de le découper en autant de parcelles que tu pourras.
Le troisième : « De conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu, comme par degrés, jusques à la connaissance des plus composés et supposant même de l’ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres. Ces longues chaînes de raisons toutes simples et faciles, dont les géomètres ont coutume de se servir pour parvenir à leurs plus difficiles démonstrations, m’avaient donné occasion de m’imaginer que toutes les choses qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes s’entre- suivent en même façon ». Postuler que tout est toujours relié par de longues chaînes de raisons toutes simples.
Le quatrième : «... faire partout des dénombrements si entiers et des revues si générales que je fusse assuré de ne rien omettre» ce qui équivaut à suivre « le vrai ordre » et, de plus, « dénombré exactement toutes les circonstances » de ce qu'il cherchait, c'est-à-dire découvert tout ce qui était nécessaire et suffisant pour résoudre les questions. Veiller à ne rien oublier, et à tout décrire, exhaustivement.
La démarche systémique, le paradigme du complexe
Issu des fondements épistémologiques dans les années 70 (Von Berthalanffy, 1968), le constructivisme dialectique de Piaget en 75, la méthode d’Edgar Morin en 77. La modélisation analytique cherche à modéliser la chose, l’objet dans un système fermé et cherchant l’exhaustivité (de quoi c’est fait) ; à contrario la modélisation systémique cherche à modéliser l’acte, le système lui même et son environnement (notion de système ouvert) forcement non exhaustif (qu’est-ce que ça fait et pourquoi ?).
La modélisation systémique est une médiation de l’objet à connaitre par le sujet qui modélise et construit cette connaissance (Morin. La Méthode).
La modélisation systémique cherche à relier et joindre plutôt qu’a disjoindre et séparer, les interactions, et la qualité de celles-ci sont plus importantes que les éléments eux-mêmes.
Ces interactions ne sont pas linéaires et proportionnelles, créant des rétroactions et des phénomènes parfois irréversibles. De nombreux éléments sont pris en compte, pas seulement quelques uns, que l’on observe dans leurs fonctionnements de manière globale, sans les détailler précisement.
La modélisation systémique n’a rien de parfaite pour une connaissance idéale et systématique, c’est la raison pour laquelle on doit créer des simulation à partir du modèle (in vitro vers in vivo puis in silico).
Le modélisateur grâce à la construction d’un modèle dans l’action intelligente à l’aide de systèmes de symboles et d’heuristiques d’expériences antérieures élabore des connaissances constructibles, reproductibles et intelligibles plutôt que démontrables et empreinte de vérité. La notion de « vrai » fait place à la notion de « faisable ». « Passer du CQFD à CQFA, ce qu’il fallait argumenter » (Grize, 1996). C’est la différence entre comprendre et expliquer.
Le modélisateur grâce à la construction d’un modèle élabore des connaissances constructibles, reproductibles et intelligibles plutôt que démontrables et empreinte de vérité. La notion de « vrai » fait place à la notion de « faisable ». « Passer du CQFD à CQFA, ce qu’il fallait argumenter ». C’est la différence entre comprendre et expliquer.
Distinguer le compliqué du complexe
Étymologiquement, compliqué (du latin cum pliare, empiler avec) signifie qu'il faut du temps et du talent pour comprendre l'objet d'étude, complexe (du latin cum plexus, attaché avec) signifie qu'il y a beaucoup d'intrications, que « tout est lié » et que l'on ne peut étudier une petite partie du système de façon isolée. Un système compliqué est un systéme que l’on peut contrôler, réparer, modélisable autour d’un plan contrairement à un système complexe pour lequel on ne peut pas tout contrôler. Un ordinateur, une voiture, isolés sont des systémes compliqués et il suffit d’un plan et de connaissances, certes pointues pour les démonter, remonter, les réparer aisement (si on trouve la panne). Par contre, la voiture en circulation ou l’ordinateur connecté sont des systèmes complexes, ils ne sont plus isolés et fonctionnent en interaction avec leur environnement. Dans ces deux exemples, c’est l’interaction homme-machine qui fait la différence. Bien souvent dans ce genre d’interaction, lors d’un mauvais fonctionnement, le problème se situe entre le siège et le clavier ou le volant !
La notion du compliqué et du complexe va de pair avec la notion de système ouvert sur son environnement ou au contraire fermé (2e loi de la thermodynamique).
Une horloge et une société de fourmis comportent toutes deux un grand nombre "d’agents". Mais alors que dans la première, ils sont agencés de manière linéaire, chaque mouvement entraînant le suivant, dans la seconde, les agents interagissent de manière buissonnante et rétroactive avec leur environnement et entre eux : l’horloge est compliquée, la colonie complexe. Ce qui nous amène à la notion d’intelligence collective (voir article).
Notons tout de même que dans Le nouvel esprit scientifique, Bachelard (Bachelard, 1934) posait déjà en 1934 les fondements d’une épistémologie nouvelle, non cartésienne, en notant que le simple est en fait toujours du complexe simplifié. La science n’étudie pas un univers simple, mais un univers complexe qu’elle dénature en le simplifiant (analytique), puis en le confondant avec la réalité.
Une étude récente a montré l’impact de la crise économique de 2008 sur le nombre de décès dus aux cancers. A l’échelle planétaire, ce sont bien plus de 500 000 morts supplémentaires pendant cette période. (le monde du 26.05.2016)
La notion de systémique et les approches du patient en ostéopathie
Il existe plusieurs type d’approche en ostéopathie, elle considèrent l’humain dans son ensemble sous la dépendance de son environnement et des interactions avec celui-ci. Elle prone l’unicité dans une approche personnalisée du patient : tout individu est unique donc toute intervention ostéopathique l’est aussi. Les ostéopathes prennent en charge des personnes malades ou non-malades, mais non des maladies. Cette prise en charge se fait dans le respect de l’intégrité psychique et physique du patient en lui garantissant sa sécurité. L’ostéopathe respectant bien entendu les limites de son champ de compétence.
Le cancer est la cause principale des décès dans le monde, donc comprendre comment les changements économiques peuvent influer sur la survie à un cancer est crucial.
La notion de globalité est inhérente à l’approche systémique. L’approche globale du le corps appartenant à un individu est considéré comme un système complexe. L’ostéopathie intègre plusieurs dimensions de la personne, physique, psychique, mentale et sociale. C’est l’appanage de la théorie organismique de Von Bertalanffy (Von Berthalanffy, 1968) en 1928 : Qui considère l'organisme dans sa totalité sans faire de séparation entre le psychique et le biologique, entre la conscience et le corps.
L’ostéopathie est centrée sur la notion d’état de santé et non de maladie. L’ostéopathie ne traite donc pas des maladies ni des symptômes au sens strict, mais des personnes pouvant être malade. Toute perturbation dans une des dimensions, physique, psychique ou sociale peut en affecter une autre et devenir un facteur favorisant ou déclenchant d’un symptôme. C’est ce symptôme qui fait consulter le patient et la prise en charge focalisée sur celui-ci est insuffisante.
Si on considère la globalité de l’individu et les compétences diverses nécessaires au soins, alors l’ostéopathie a une approche partenariale : L’ostéopathe seul ne soigne pas tout, quelle que soit sa compétence. Le geste ou la méthode thérapeutique « magique » pouvant être perçu par le patient ne soigne que l’égo du thérapeute. Le partenariat thérapeutique entre le patient et l’ostéopathe permet d’établir un diagnostic précis et fin des interactions fonctionnelles tissulaires correspondant aux compétences de l’ostéopathe. Le corps possède une capacité d’autorégulation que l’on appelle homéostasie, elle permet la gestion stable jour après jour de la chimie interne de notre corps dans des paramètres permettant la vie possible, en dehors de ceux-ci on arrive à la maladie ou la mort. C’est ce que Antonio Damasio (Damasio) appelle la « monotonie presque infinie » d’un jour à l’autre. La gestion active de cette « monotonie » peut être aidée, relancée par une action thérapeutique corporelle, médicamenteuse, phytothérapeutique, biologique ou autre. La problématique perturbant l’état de santé peut avoir une ou plusieurs causes multifactorielles, une approche partenariale multi thérapeutique à compétences diverses et complémentaires est nécessaire.
Le soin est un processus complexe et les notions de temporalité et d’accompagnement sont importantes. l’ostéopathie n’est pas une approche à court terme. Elle ne se réduit pas non plus à une intervention ponctuelle, elle s’inscrit dans la durée et l’accompagnement curatif et préventif. Comme dans tout système complexe, toute perturbation même minime dans un des sous systèmes corporels s’inscrivant dans l’histoire du patient peut avoir des conséquences importantes à une autre échelle temporelle ou structurelle dans le corps.
Les approches évolutives et partenariales sont imortantes. Bien souvent les ostéopathes trop centrés sur la préservation de l’identité de leur profession oublient souvent que l’ostéopathie doit s’adapter et prendre en compte l’évolution des sciences. Un savoir faire ancestral n’est pas forcement incompatible avec la recherche. Une pratique auto-réflexive permet d’affiner ou de réfuter des modèles obsolètes et d’en chercher d’autres dans des obédiences différentes et diverses. Cela permet de s’inscrire dans un discours scientifique partenarial afin d’être reconnu.
La vérité dans les sciences
En science de la nature il est difficile de prouver une théorie, il nous faut mener une infinité d’expériences très précises la mettant à l’épreuve. Aucune étude n’est parfaite, elles comportent des biais, que le modélisateur à vues ou pas. La science à l’epreuve des faits n’est pas rassurante, ni apaisante, elle ne confère aucune posture dogmatique, les modèles n’ont rien d’éternels, ils sont mortels tout comme leurs modélisateurs. La recherche de vérité doit faire place à l’humilité et à la remise en cause perpetuelle des évidences. La science est mouvante et dépend de son environnement culturel et intellectuel qui la produit ; donc complexe (et compliqué parfois aussi hélas). Cet interaction avec l’environnement culturel et intellectuel peut avoir certains aspects dangereux, la science rejoint le politique, les valeurs, les codes ethiques, elle se doit d’être pensée afin d’éviter les erreurs du passé. Il suffit de se remmemorer les nomenclatures taxonomiques de Linné pour s’en rendre compte et ce fut la justification « scientifique » des expositions humaines du type « famille Karenbeu » au jardin d’acclimatation dans les années trente. C’est sans compter les thèses raciales du troisième Reich et le retour des thèses esclavagistes d’un candidat à l’élection présidentielle de 2017 !
La prescription de la vérité n’est pas performative. Il ne suffit pas de s’en réclamer sans relâche ou de l’exhiber à la boutonnière à la manière d’un fétiche. Il faut l’interroger, la mettre en situation, la travailler, la déconstruire. S’y plier, évidemment, mais après avoir compris que les cadres qui la définissent sont évidemment en partie construits, choisis et, naturellement, réfutables en doute.
Références
Barrau Aurélien. De la vérité dans les sciences. Dunod.
Bachelard G. Le nouvel esprit scientifique. 1934. Alcan
Damasio, A. (2011, Dec). "Le désir de comprendre la conscience". Récupéré sur TED.com: http://www.ted.com/talks/lang/fr/antonio_damasio_the_quest_to_understand_consciousness.html
De Rosnay. Joël. Le macroscope. 1975. Poche 2014
Grize, JB. Logique naturelle et communication. Paris: PUF. 1996
Kuhn Th., La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1970.
Maruthappu Mahiben. Economic downturns, universal health coverage, and cancer mortality in high-income and middle-income countries, 1990–2010: a longitudinal analysis The Lancet. 25 mai 2016.
Morin, E. "La méthode: la connaissance de la connaissance" (Vol. Tome 3). Paris: Point: essais.
Von Berthalanffy, L. (1968). "Théorie générale des systèmes". (Dunod, Éd., & j. B. Chabrol, Trad.) Paris.