Historique du toucher
Comment le tact s'est-il singularisé par rapport aux autres sens au cours de l'histoire ?
Au delà du sens tactile, le toucher est ce qui nous permet de rencontrer autrui.
Il y a plus de 3000 ans, en Inde ou en Asie, on distinguait cinq sens et cinq éléments. Ces sens étaient mis en correspondance avec les éléments de la nature : le feu, le bois, l’eau, le métal et la terre ; ces correspondances se nomment des matrices métaphoriques et vont donner lieu à une pensée sérielle à l’infini avec les couleurs, les organes, les entrailles – la médecine chinoise différentie les organes pleins des organes creux – les goûts, les émotions mais aussi par extension l’environnement – les animaux, les points cardinaux, etc.
Cette notion de reliance – chère à E. Morin – comme étant la faculté de relier, de tisser ensemble les différents éléments d’un système est à l’origine des sciences de la complexité.
L’approche palpatoire ostéopathique du corps humain complet, non séparée de la personne elle même est à la base de notre conception du soin.
A l’heure de la spécialisation médicale, de la complexification des approches diagnostiques ultra technicisées, nos sens et notre approche palpatoire, jugée trop simpliste et peu scientifique, peine à émerger et à obtenir ses lettres de noblesse.
Quelle place singulière prend le toucher dans notre histoire ?
Dans la fresque de Raphaël dans la chapelle Sixtine, Platon désigne à l’aide son doigt levé vers les cieux, le monde intelligible, celui des réalités et des idées. Aristote quant à lui tend la main vers la terre comme pour symboliser que l’homme grâce à ses sens – et en particulier le toucher - parvient à appréhender le monde.
Qu’est-ce qu’un sens ? Pour lui un sens est caractérisé par le fait que son objet lui est propre, autrement dit : le son n’est perçu que par l’ouïe, la couleur par la vue, etc.
Cependant, concernant le toucher, il existe une ambigüité ; des perceptions opposées sont perçues par le même sens. Le chaud et le froid, le dur et le mou, le sec et l’humide relèvent du même sens. Ainsi, dans les matrices métaphoriques, le toucher semble être le seul sens capable de percevoir les quatre éléments – le feu brûle nos doigts, l’air et le vent sont perçus sur notre visage, de même que l’eau et la terre est palpable comme de la monnaie sonnante et trébuchante.
Pour Aristote, le goût est une forme particulière du toucher, ces deux sens ont pour caractéristique d’avoir un contact direct avec l’élément ou l’aliment. Nous sentons – au sens propre comme au figuré grâce à la rétro-olfaction – en bouche, par le toucher sur notre langue, la consistance, la chaleur ou le froid nos aliments bien avant d’avoir une idée de leur saveur. Il n’y a qu’à observer des juges culinaires décrire par étapes, l’aspect visuel, la consistance à la prise manuelle ou à la cuillère puis en bouche, et enfin les saveurs face à des candidats transpirants d’angoisse à l’idée de la perception experte de leur part d’une faute de « goût ».
Aristote réduit ainsi nos perceptions à quatre sens. Et notre connaissance de notre environnement n’est que la synthèse des qualités de nos sens. Il semble être le premier à évoquer ce qu’aujourd’hui nous nommons « représentations mentales » et « synesthésie ».
Comme il le dit : « Rien n’est dans l'intellect qui n'a d'abord été dans les sens ».
Les connotations du toucher
La connotation d’universalité du toucher
Descartes nous dit qu’il y a une différence entre les objets et la sensation produite par ces objets. Dans le traité de l’homme[1] au chapitre du traité de la lumière, il emprunte l’exemple de la plume sur le visage. Plusieurs objets différents peuvent procurer des sensations identiques :
« On passe doucement une plume sur les lèvres d'un enfant qui s'endort et il sent qu'on le chatouille, pensez-vous que l'idée de chatouillement qu’il conçoit ressemble à quelque chose de ce qui est en cette plume ? Vous êtes les yeux fermés, on passe quelque chose sur votre visage. Comment pouvez-vous deviner l'objet qui est passé sur votre visage ? »
[1] René Descartes. Traité de l’homme. 1648.
Pour Descartes, le toucher est un sens premier, universel ; le son n’est finalement qu’un frappement d’air sur notre tympan, la vue n’est que la convergence des yeux vers un point comme pourrait le faire un aveugle à l’aide de bâtons.
Les sens nous trompent, sauf le toucher. C’est le plus affûté et le plus fiable de nos sens.
Saint Thomas, dans un tableau du Caravage, quelque peu crédule, touche les plaies du christ ressuscité. Le toucher matérialise l’objet et semble être moins sujet à l’illusion.
« Thomas voulait établir sa foi sur le témoignage du plus grossier de tous les sens, et il ne s’en rapportait pas même à ses yeux. Car il n’a pas dit seulement: si je ne vois, mais encore: si je ne touche; de peur que ce qui paraissait ne fût qu’un fantôme et une illusion[1]. »
[1] L’Evangile selon saint Jean 86, Chrysostome
Le toucher peut nous amener à percevoir la beauté d’une œuvre, sans forcement passer par la vision.
La connotation douloureuse
Dans une illustration du 15e siècle, le toucher est représenté par deux exemples : la brulure du feu et la morsure du serpent. C’est-à-dire que la connotation du toucher et d'emblée dans notre histoire liée à une idée de douleur. Elle est péjorative.
De même, pour Descartes, dans son traité de l’homme (1648), illustre le toucher à partir d’un dessin d’un enfant se brulant le pied.
« Comme par exemple si le feu A se trouve proche du pié B, les petites parties de ce feu, qui se meuvent comme vous savez très promptement,ont la force de mouvoir avec soi l'endroit de la peau de ce pié qu'elles touchent ; et par ce moyen tirant le petit filet c c que vous voyez y être attaché, elles ouvrent au même instant, l'entrée du pore d, e, contre lequel ce petit filet se termine ; ainsi que tirant l'un des bouts d'une corde, on fait sonner en même temps la cloche qui pend à l'autre bout. Or l'entrée du pore ou petit conduit d, e, étant ainsi ouverte, les esprits animaux de la concavité F (glande pinéale) entrent dedans et sont portés par lui partie dans les muscles qui servent à retirer ce pié de ce feu, partie dans ceux qui servent à tourner les yeux et la tête pour le regarder, et partie en ceux qui servent à avancer les mains et à plier tout le corps pour le défendre. Mais ils peuvent aussi être portés par ce même conduit d,e, en plusieurs autres muscles.»
La connotation guerrière
Dans les allégories des cinq sens, celle du toucher de Jan Brueghel de Velours, les armes métalliques s’entremêlent avec les cuirasses et armures à la fois pour mieux trancher, transpercer ou protéger la peau.
Le toucher est le sens le plus brutal, le plus extrême. C’est le toucher qui nous amène à la douleur la plus épouvantable (la torture, le supplice, l’écorché vif)
La connotation pécheresse du toucher
Toucher (et manger) le fruit (la pomme) de l’arbre de la connaissance constitue le péché originel ; ce qui a valu à Adam et Eve d’être exclus du Paradis terrestre.
Le démon attire l’homme par 7 filets que sont les sept péchés capitaux (l’orgueil, l’avarice, l’envie, la colère, la luxure, la paresse, la gourmandise)
Le Christ attire à lui l’élu par les sept vertus (les trois vertus théologales : la foi, l'espérance et la charité) puis les quatre cardinales (justice, courage, prudence et modération).
Pour accéder au choix, entre la damnation et l'élection, certaines représentations anciennes montrent une échelle qui ressemble à une roue dont les barreaux ne sont autres que les sens. La vision, l’audition, le gout, l’odorat et la position particulière du toucher qui se situe à un embranchement tout à fait asymétrique qui vous précipite volontiers vers les enfers ou éventuellement au paradis.
La connotation hédonique du toucher
Le plaisir le plus extrême vient aussi du toucher, l’orgasme. C’est la raison pour laquelle il reste tabou, quelle que soit la religion ou la culture. Il suffit d’observer les freins à l’interdiction de pratiques culturelles comme l’excision qui n’a aucune vertu contraceptive ou protectrice. des pays africains comme la Gambie et le Mali ont voté des lois d’interdiction très récentes (2015 et 2016).
Récemment des neuroscientifiques[1] ont trouvé des projections de fibres cutanées non-myélinisées vers l’insula, région éminemment lié à nos émotions de plaisir ou de douleur.
La connotation de pouvoir du toucher
Le toucher soigne et le soignant est parfois perçu comme un personnage mythique au pouvoir miraculeux.
Dans la mythologie, Asclépios est un dieu guérisseur, fils d’Apollon, le confia au centaure Chiron, qui l’éleva et lui apprit la médecine. Asclépios mit sa science au profit des hommes, allant même jusqu’à ressusciter les morts grâce au sang de Méduse. Hadès et Zeus, pour éviter que ce pouvoir ne bouleverse l’ordre des choses, foudroyèrent Asclépios.
Au moyen âge, les barbiers chirurgiens, séparés de l’église, créent une confrérie au 13e siècle qui sépare les chirurgiens à robe longue des chirurgiens à robe courte dont ces derniers ne peuvent pratiquer que des opérations mineures. Le toucher guérisseur est un attribut régalien, tel Saint Louis touchant les écrouelles, ou plus récemment le toucher des rebouteux, des ramancheurs traditionnels bretons ou creusois.
[1] Olausson et al. Unmyelinated tactile afferents signal touch and project to insular cortex. Hakan. Nat Neurosci. 2002 Sep;5(9):900-4.